Avant la Seconde Guerre Mondiale, la plupart des distilleries écossaises cultivaient leur orge -matière première du whisky- et la maltaient sur place. Aujourd’hui rares sont celles qui possèdent ne serait-ce qu’une aire de maltage. Et celles qui en ont une ne maltent qu’une petite partie de leurs besoins. Le procédé est en effet lent, long, complexe et coûteux. Mais attention ! Cela ne veut pas dire pour autant que cette orge maltée maison est meilleure que celle, excellente, produite de façon industrielle. Quelques rares distilleries écossaises historiques renouent avec la vieille époque en maltant sur place (Bowmore et Laphroaig). De nouvelles, en s’installant, ont décidé de perpétuer cette tradition. C’est le cas de Kilchoman qui va encore plus loin en cultivant son orge.
A l’ouest de l’Ecosse, battue par les vents chargés d’embruns, Islay (prononcez aïla) s’étire sur 40 km de long et 24 km de large. A 45 minutes de vol depuis Glasgow, en petit avion d’une trentaine de places, ce bout de terre baigné par la mer des Hébrides est mondialement connu pour ses whiskies tourbés. Ardbeg, Lagavulin, Laphroaig, Bowmore, Bruichladdich, Caol Ila et Bunnahabhain… la seule évocation de ces 7 whiskies donne des frissons précurseurs de plaisirs gustatifs à tout amateur de malts fumés, cendrés, iodés, tourbés… Aujourd’hui dans le giron de grands groupes et marques*, les distilleries qui les façonnent ont, pendant plus d’un siècle, paisiblement vécu au rythme des habitants d’Islay (prononcez aïla). Depuis le début des années 2000, une véritable frénésie s’empare des amateurs de whiskies écossais (et japonais) âgés dont certaines éditions rarissimes peuvent atteindre le prix d’un appartement (voir encadré). Si bien que des distilleries fermées rouvrent, de nouvelles se créent. Et la petite île se voit prise d’assaut par les investisseurs. D’aucuns considèrent que cela amène du travail aux insulaires lesquels ne voient pas toujours d’un bon œil leur petit territoire envahi par de nouvelles distilleries. Elles devraient être bientôt 14 en production** !
La lande et les tourbières qui s’étirent à perte de vue sculptent le paysage sauvage et fascinant d’Islay. La tourbe provient de bruyère et autres matières végétales ou organiques qui se sont décomposés, accumulés, superposés sur plusieurs mètres d’épaisseur au fil des siècles. Devenue combustible naturel après des milliers d’années, très humide, elle provoque en brûlant moins de chaleur que de fumée épaisse, huileuse, laquelle permet de sécher en partie le malt vert et de lui conférer des arômes fumés plus ou moins prononcés. On parle alors de « ppm » (particule par million), mesure d’intensité de la tourbe. Celle-ci se régénère à raison d’un centimètre en 2000 ans… Mais contrairement aux rumeurs qui ont la vie dure, Islay ne risque pas d’en manquer puisqu’elle en possèderait pour les 25 000 prochaines années ! En fonction de sa situation sur l’île, la tourbe procure des saveurs différentes au malt et donc au produit final, le whisky.
Bowmore, une dame de 244 ans dans dans le vent !
Bowmore est à la fois la capitale administrative d’Islay, un whisky et une distillerie les pieds dans l’eau. On voit cette dernière de loin grâce à son toit en forme de pagode typique des distilleries écossaises qui abrite le fameux kiln, construit en 1900. Ce four où sèche le malt n’est plus guère utilisé, la majorité des distilleries confiant l’étape du maltage à des malteries industrielles. Fondée par David Simpson en 1776 mais légale depuis 1779, Bowmore est donc officiellement âgée de 244 ans. Elle est la plus ancienne distillerie de l’île, la second plus âgée d’Ecosse, après Glenturret.
Rachetée par le groupe japonais Suntory, Bowmore se targue de n’utiliser que de l’orge écossaise (42 tonnes par semaine) et ce, depuis 2016. D’abord trempée dans des cuves pendant 48 heures, l’orge humide est ensuite étalée en couche épaisse à même le sol, au second étage de la distillerie, pelletée toutes les 4 heures pour que les radicelles issues de la germination ne collent ni ne s’enchevêtrent ou moisissent. Il faudra ensuite stopper cette germination avec de l’air chaud. Le malt vert est transféré dans le kiln. En-dessous, brûle un feu alimenté avec de la tourbe qui envoie de la fumée. Celle-ci va imprégner le green malt de ses arômes. Pendant dix heures seulement afin que le malt soit tourbé mais sans excès. A 23/25 ppm. Pour donner un ordre d’idée, l’intensité d’Ardberg est de 50 ppm, celle d’Octomore, l’un des whiskies les plus tourbés du monde, de 80 ppm. La production d’orge maltée ne couvre que 30 % des besoins de la distillerie.
Une fois sec, le malt est moulu, réduit en farine, mis en cuve d’eau chaude d’une capacité de 8 tonnes. Le jus sucré qui résulte de cette étape est ensuite transféré dans les 6 cuves de fermentation en pin d’Oregon de 40 000 litres. Hautes de 6 mètres, elles portent le nom des propriétaires successifs. Il faut compter 100 kg de levure par cuve de fermentation, cette dernière durant 62 heures.
Vient ensuite la distillation. Chaque maison a sa propre recette, différente déjà de par la forme de ses alambics. Ils sont au nombre de 4 chez Bowmore. 72 heures se sont écoulées entre la fermentation et l’obtention du cœur de chauffe, le meilleur de l’eau-de-vie qui part vieillir en fûts. Bowmore utilise certes des fûts de bourbon mais elle affectionne particulièrement la maturation en fûts ayant contenu du Xérès (sherry). Ce qui confère à certains de ses whiskies une couleur intense, des arômes de fruits noirs, de chocolat et de café. Ainsi, 15 % de son 12 ans d’âge ont vieilli en fûts de sherry, le reste en fûts de bourbon. Le 15 ans d’âge a vieilli 12 ans en fût de bourbon puis a maturé trois autres années en fût de sherry. Avant assemblage, 50 % du 18 ans ont été élevés en fût de bourbon, 50 % en fût de sherry. Paru en 2019, le 21 ans qui a séjourné dans des fûts de sherry uniquement, exhibe une incroyable couleur, noire dans la bouteille, brune avec des reflets acajou dans le verre.
Bowmore conserve une petite partie de son orge maltée maison pour la distiller quatre fois dans l’année et mettre l’eau-de-vie qui en résulte dans des fûts neufs. Probablement en vue d’éditions spéciales ? A suivre…
Pourquoi certains whiskies âgés coûtent une fortune ?
A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les distilleries qui avaient été à l’arrêt par la force des choses, se sont remises à produire du whisky à tout va. Jusqu’au début des années 1970 et au premier choc pétrolier qui entraîna une crise que les distilleries écossaises pensèrent de courte durée. Ayant accumulé énormément de stocks pendant une bonne vingtaine d’années, nombre d’entre elles décidèrent d’arrêter de produire en attendant tranquillement des jours meilleurs. Seules quelques-unes, très peu nombreuses, continuèrent à élaborer du whisky. Malheureusement ladite crise dura plus longtemps que prévu. Jusque fin 1980-début des années 1990. De nombreuses distilleries durent fermer leurs portes et l’industrie du whisky, lourdement impactée, mena à la pénurie du produit. A cela ce sont ajoutés deux phénomènes difficilement prévisibles : l’ouverture, fin des années 1990, des marchés chinois, singapourien, taiwanais, américain et leur demande croissante en malts écossais ainsi que le pouvoir d’Internet offrant la possibilité d’acheter, de vendre, d’enchérir en quelques clics à peine de par le monde. D’où le déchaînement des collectionneurs à l’affût des scotchs rarissimes des années 1980-1990, prêts à payer des sommes pharaoniques pour les acquérir. Début des années 2000, cette demande croissante en whisky a engendré la création frénétique de distilleries artisanales (craft distilleries). Des centaines se sont créées aux Etats-Unis suivis par le reste de la planète. Des distilleries historiques, en Ecosse et en Irlande, ont rouvert, renaissant de leurs cendres. Sur Islay, la mythique Port Ellen qui avait fermé de 1930 à 1969 mais continuait de malter pour l’île, est en passe, reconstruite, de produire à nouveau du whisky, grâce à son rachat par le groupe Diageo.
Kilchoman, du champ à la bouteille
En 2005 Kilchoman fut la première distillerie à s’installer sur Islay en plus d’un siècle ! Familiale et indépendante, fondée à l’intérieur de l’île par Kathy et Anthony Wills, rejoints depuis par leurs fils James, George et Peter, elle perpétue la tradition agricole. Cultivant son orge qu’elle malte sur place, couvrant ainsi environ 25 % de ses besoins, elle produit notamment un whisky baptisé « 100 % Islay ». Issu de son orge maltée tourbée à 20 ppm, il est distillé, vieilli et embouteillé à la distillerie. Le malt qu’elle achète par ailleurs pours ses différentes expressions, est tourbé quant à lui à 50 ppm.
En ce mois de septembre, la ferme-distillerie présente son plus vieux single malt : Kilchoman 16 ans d’âge (259 € chez les cavistes). Une édition limitée à 420 bouteilles qui a vieilli plus de 16 ans en fûts de bourbon de premier remplissage et en fûts de sherry Oloroso, titrant à 50 % vol.
Laphroaig, le scotch rock’n roll
Egalement propriété du groupe japonais Suntory, lui-même producteur en son pays de divins whiskies moult fois primés, Laphroaig est, elle aussi, posée au bord de l’océan Atlantique. Construite en 1815, la plupart des bâtiments actuels date cependant de 1920. Ian Hunter, dernier membre de la famille fondatrice de Laphroaig à posséder et à diriger la distillerie jusqu’à sa mort en 1954, fut l’un des premiers à importer des fûts de bourbon pour faire vieillir le malt. C’est resté depuis, l’une des spécificités de la maison. 90 % de ses fûts de vieillissement ont contenu du bourbon !
L’aire de maltage qui se répartit en 4 espaces s’échelonnant sur 2 étages, accueille 14 tonnes d’orge. Selon la météo, l’orge humide est remuée toutes les 4 à 8 heures. Elle est ensuite transférée dans le kiln, fumée à froid pendant 12 heures (le séchage à l’air chaud interviendra ensuite pour arrêter a germination). La tourbe utilisée par Laphroaig contient beaucoup d’algues qui amènent le côté iodé et médicinal typiques du whisky. D’une intensité moyenne de 55 ppm, le malt de la maison (15 % des besoins de la distillerie) est fréquemment mélangé avec du malt à 40 ppm acheté à Port Ellen, d’où une intensité finale de 35 à 40 % ppm.
Les cuves de fermentation sont ici en inox et le procédé dure 55 heures. Dans la salle de distillation, les 7 alambics de Laphroaig portent le nom de « Magnificent Seven », faisant écho au tube interplanétaire du célèbre groupe rock britannique The Clash.
« Laphroaig 10 ans », le classique, a été élevé en fûts de bourbon. Très camphré, médicinal , il est iodé, marqué par la tourbe. Pour pouvoir le vendre, Hunter avait réussi à convaincre les populations que c’était un médicament.
Quant à « Laphroaig Lore » (qui signifie transmission de savoir-faire traditionnel), lancé en 2015 pour le 200ème anniversaire de la maison, il a vieilli en fûts de bourbon traditionnels de 200 litres ainsi qu’en quarter casks (fûts de 50 litres) offrant plus de contact avec le bois, conférant ainsi au whisky des arômes de vanille, de noix de coco. Le plus jeune whisky qui entre dans sa composition a six ans. Aux notes de tourbe marquées s’ajoute l’empreinte de quelques fûts de 21 ans et celle de fûts de sherry en très petite quantité. Avec de whisky très riche, on peut juger de l’importance que la marque accorde à la taille de ses fûts avec lesquels elle aime jongler pour élever ses eaux-de-vie.
En juillet 2023, la marque a célébré la parution ultra limitée de « Laphroaig X Francis Mallmann ». Un single malt de 17 ans d’âge dont seules 54 bouteilles sont disponibles en France (au prix de 800 € les 70 cl). Fasciné par les arômes cendrés et fumés du whisky Laphroaig, le chef argentin, propriétaire de plusieurs restaurants, s’est rendu à Islay pour sélectionner la tourbe capable de s’accorder avec sa cuisine au feu de bois libre et « sauvage ». Elle nécessite en effet de grands espaces loin de tout afin de pouvoir creuser un trou profond où va brûler le feu. Comme un air de déjà vu, la fumée qui de dégage des cendres parfume les aliments suspendus à des branchages et cuit très lentement tout autant grosses pièces de viande que légumes et fruits entiers.
* Ardbeg (LVMH), Lagavulin et Caol Ila (Diageo), Bowmore et Laphroaig (Beam Suntory), Bruichladdich (Rémy Cointreau), Bunnahabhain (Burn Stewart Distillers)
**En plus de Kilchoman et Port Ellen déjà citées, les distilleries ouvertes ou à venir sur Islay : Ili, Ardnahoe (créée en 2016, elle devrait mettre en marché son premier whisky à la fin de l’année), Portintruan (ex Farkin Distillery, premier distillat prévu en 2024), Laggan Bay (près de l’aéroport elle devrait être achevée en 2025) et Gartbreck...
Où dormir ?
Choisir l’Islay Hotel à Port Ellen au sud, permet de concilier le charme légèrement désuet au confort moderne non loin de l’aéroport. Il a aussi l’avantage d’être le point de départ vers plusieurs distilleries mythiques assez proches les unes des autres : Laphroaig, Lagavulin, Arbeg et, sur la même côte est en remontant vers le nord, Caol Ila, Ardnahoe, Bunnahabhain. A Port Ellen, un petit tour vers la mythique distillerie du même nom s’impose. Elle renait de ses cendres et, juste en face, la première distillerie de rhum de l’île, s’est installée dans une ancienne fabrique de limonade. L’occasion encore d’aller suivre l’évolution de la construction de la distillerie Laggan Bay qui devrait ouvrir dans deux ans, à proximité du minuscule aéroport.
Que voir encore ?
La croix celtique de Kildalton du VIIIème siècle, à l’orée des ruines de l’église d’un cimetière creusé de tombes de chevaliers, non loin de la distillerie Ardbeg et d’une plage très fréquentée par des phoques juchés sur les rochers avant de piquer une tête à notre approche.
Quel bar à whisky ?
Le Duffie’s Bar à Bowmore possède une collection absolument hallucinante de whiskies de l’île dont d’introuvables éditions. On passerait des heures à éplucher la carte. Tous les ans fin mai et début juin se tient le Fèis Isle, festival réputé de musique et de malt. Pour l’occasion, les distilleries d’Islay organisent des journées portes ouvertes et créent une édition spéciale que les collectionneurs et autres amateurs de tourbe s’arrachent, capables de faire la queue plus de 24 heures pour l’acquérir. Au Duffie’s Bar, vous aurez un très large éventail de ces éditions spéciales, à déguster (au verre et avec modération…) pour un prix très raisonnable.